L’heure de vérité des princesses de la pop (2024)

Une nouvelle vague de chanteuses pop est en train de se propulser à l’avant-garde de l’industrie. Charli XCX, Chappell Roan, Sabrina Carpenter et Tinashe, des artistes cultes qui attiraient auparavant des groupes de fans hyper spécifiques, sont maintenant au premier plan dans le courant dominant. Mais pourquoi, après avoir été cantonnées en marge, dans certains cas pendant des années, réussissent-elles à percer aujourd’hui?

Charli XCX s’est fait découvrir sur Myspace à l’âge de 16 ans par un promoteur de boites de nuit en 2008 et a signé un contrat en 2010. Mais ce n’est qu’en 2012, lorsqu’elle a participé au tube «I Love It» du groupe Icona Pop, qu’elle s’est fait connaitre du grand public. En 2014, elle a collaboré avec Iggy Azalea sur «Fancy», un succès mondial, et lancé «Boom Clap», sa première chanson solo à se hisser au top 10. En 2015, elle a commencé à travailler avec le collectif britannique PC Music et la regrettée productrice de musique Sophie, puis lancé l’EP Vroom Vroom et les compilations Number 1 Angel et Pop 2 en 2017, orientant sa musique dans une voie plus expérimentale. Quelques années plus tard, en 2022, son cinquième album, Crash, est devenu son plus grand succès commercial, suivi par le simple «Speed Drive», qui a figuré sur la bande originale du film Barbie en 2023. Puis est arrivé Brat, son incisif sixième album studio, qui s’est transformé en un phénomène mondial, générateur de mèmes et de débats politiques.

«L’attitude Brat, ou la "brattitude" – rester soi-même sans se cacher, assumer le désordre et ne pas se soucier de l’opinion des autres – consiste à être sexy, en sueur et farouchement humain», explique Aidan Zamiri, qui a réalisé la vidéo de «360» de Charli XCX, ainsi que le tout nouveau clip de «Guess», avec Billie Eilish. Le premier regroupait plusieurs des it girls préférées d’Internet, dont Gabbriette, Rachel Sennott et Hari Nef, sans oublier celles qui ont figuré en couverture de SSENSE, Chloë Sevigny, Julia Fox et Alex Consani. L’album est représentatif de ce moment culturel: l’écriture diariste de Charli se veut franche et sans fioritures, avec des paroles si personnelles qu’elles ont déclenché des spéculations sur les réseaux sociaux. Certaines personnes se sont demandé si «Sympathy is a knife» concernait Taylor Swift (Swift a fréquenté Matty Healy, le collègue du petit ami de Charli, qui fait partie du groupe The 1975). En choisissant un fond vert lime et une police Arial sobre, accessible et facilement reproductible pour sa pochette d’album, elle a déclenché une avalanche de mèmes et de vidéos TikTok, marquant l’arrivée de l’évènement culturel de l’été.

Dans une vidéo sur TikTok, Charli décrit elle-même l’état d’esprit de l’antihéroïne Brat comme celle d’une fille «qui aime faire la fête, qui dit parfois des choses stupides, qui se sent belle, mais qui subit peut-être une dépression nerveuse et qui continue de fêter malgré ça.» En ce qui concerne son look, le styliste Chris Horan dit que «son style est éclectique, et de ce fait, on n’a pas l’impression d’être contraints par quelconque règle, si ce n’est un contraste entre le masculin et le féminin et des lunettes de soleil qui tirent vers le haut – tant que ça correspond à l’attitude d’une garce. Ce qui est incroyable avec Charli, c’est qu’elle me donne une idée générale et me laisse lui présenter le reste. Elle est ouverte et réceptive, et ça fonctionne parce qu’elle sait qui elle est.»

Brat a aussi donné lieu à une réconciliation entre Charli et Lorde, qui avaient apparemment entretenu une querelle d’insécurité et de rivalité alimentée par les médias ces dernières années. Sur la version originale de «Girl, so confusing», Charli exprimait ses sentiments à la chanteuse néozélandaise, puis Lorde s’est joint à elle pour lui faire part de son point de vue et «résoudre tout ça dans le remix». «Apple», initialement l’une des chansons les moins remarquées de l’album, a décollé en popularité grâce à une danse virale par la créatrice TikTok Kelly Heyer. Des célébrités comme Brooke Shields, Daisy Edgar-Jones, Lisa Rinna et Kerry Washington ont inondé les fils d’actualité sur l’appli en reprenant la chorégraphie.

Enfin, l’album a pris une dimension historique. Charli a clamé sur le réseau X «kamala EST brat» après l’annonce de la vice-présidente des États-Unis, Kamala Harris, de son intention de se présenter à l’élection présidentielle. Ce message a poussé le compte officiel de la campagne de Harris à emprunter le vert Brat pour la bannière de son profil. Pour le meilleur ou pour le pire, cette décision a maintenu l’album et son concept au premier plan des conversations courantes et fait les gros titres dans le monde entier, alors que Charli continuait de se produire en tant que DJ pour le site Boiler Room. Le public peut commencer à se tanner de la tendance, surtout lorsque des marques cooptent son impact dans leurs courriels de marketing, mais le fait de voir la culture dans son ensemble découvrir le talent d’une artiste sous-appréciée comme Charli XCX est tout à fait réjouissant.

Chappell Roan, de son vrai nom Kayleigh Rose Amstutz, a entamé sa carrière musicale à l’adolescence en publiant des chansons sur YouTube avant de signer une entente avec Atlantic Records en 2015, alors qu’elle avait 17 ans. Elle a fait paraitre un EP et plusieurs simples, dont beaucoup ont été coécrits avec l’auteur-producteur Dan Nigro, connu pour son travail avec Olivia Rodrigo. Cependant, Atlantic l’a écartée en 2020. Découragée et sans maison de disques, Roan s’est repliée sur ses racines au Missouri, occupant des petit* boulots à la commande à l’auto de restaurants, tout en regardant la carrière de Rodrigo monter en flèche. Roan a percé lorsque Nigro l’a signée sur son étiquette chez Island Records, Amusem*nt, ce qui a conduit à la sortie de The Rise and Fall of a Midwest Princess en 2023. L’album aux accents queer comprend des titres audacieux comme «Casual», qui se distingue par ses paroles crues comme: «Knee-deep in the passenger seat, and you’re eating me out / Is it casual now?» [Assise dans le siège passager et tu me manges/C’est toujours sans engagement?] Parmi les morceaux saillants, on compte aussi «Pink Pony Club», «Femininomenon» et «HOT TO GO!», la dernière étant accompagnée d’une entrainante danse.

Mais ce n’est que cette année que Roan est devenue célèbre, passant d’une relative obscurité à un succès fulgurant grâce à sa prestation dans le cadre de la série de concerts Tiny Desk de NPR. «Les gens n’avaient jamais rien vu de tel, raconte son coiffeur Dom Forletta. Quand la vidéo est sortie, c’était choquant – elle était désordonnée et échevelée, avec du rouge à lèvres sur ses dents –, mais le résultat était parfait. Elle est superbe, mais pas de façon conventionnelle, et elle s’efforce de repousser les limites de ce que l’on considère comme laid. Son esthétique unique marque les esprits; le talent compte, mais l’aspect visuel est ce qui rend un·e artiste inoubliable.»

Plus tard dans l’année, Roan a assuré la première partie de la tournée Guts de Rodrigo et s’est produite avec éclat à Coachella et au Governors Ball, où elle a ravi ses fans en se peignant en vert, comme la statue de la Liberté. Son slogan désormais viral, «Je suis l’artiste préférée de ton artiste préféré·e», est un hommage à la drag queen Sasha Colby, gagnante de la 15e saison de RuPaul’s Drag Race. Le plus récent simple de Roan, «Good Luck, Babe!», a retenu l’attention du public avec son ambiance dynamique et nostalgique, qui rappelle une jeune Alanis Morissette, Kate Bush ou Cyndi Lauper, préparant ainsi le terrain pour son prochain album, qui sortira plus tard dans l’année. Même Elton John a chanté ses louanges, lui disant dans son émission de radio Rocket Hour sur Apple Music: «Je t’ai appelée l’autre soir et je t’ai dit: "Écoute, je ne veux pas avoir l’air de te traquer, mais je suis aussi excité que toi du succès de ton album." C’est merveilleux de voir du vrai talent se faire reconnaitre.»

«Elle est incroyablement douée – une boule d’énergie, si on veut – et sa musique frappe fort», dit Andrew Dahling, le maquilleur de Roan, lui aussi une star de la drag. «Mais c’est son alter ego de drag, qu’elle compare à Hannah Montana, qui lui permet de créer la superstar énigmatique dont ses fans raffolent. En ces temps sombres et déprimants, elle est l’antidote; elle est source d’excitation, de liberté et d’inspiration. Sa représentation de l’expérience queer auprès du grand public a un impact positif sur les générations jeunes et vieilles. C’est le moment idéal pour qu’elle brille, et tout ce qu’elle fait semble tellement nécessaire en ce moment.» Le designer britannique Charles Jeffrey de Charles Jeffrey LOVERBOY est aussi fasciné par Roan: «Elle réinterprète à sa manière d’incroyables références drag qui sont figées depuis longtemps, comme Divine, et les incorpore à un nouveau modèle d’hyperpop. Ça évoque un peu les débuts de Lady Gaga. Chappell me rappelle des personnes avec qui je me suis lié d’amitié lors de sorties nocturnes, et j’ai l’étrange instinct de vouloir la protéger.»

À l’âge de neuf ans, Sabrina Carpenter a mis en ligne sa première vidéo YouTube, une reprise de «Picture to Burn» de Taylor Swift. Quinze ans plus tard, elle a foulé la même scène que Swift en faisant la première partie de la tournée Eras. Elle est arrivée troisième dans la compétition de chant The Next Miley Cyrus Project en 2009, mais n’a pas commencé sa carrière musicale avant 2014, l’année où elle s’est également fait connaitre dans l’émission Girl Meets World du Disney Channel. Au cours des années 2010, elle a lancé quatre albums studio – Eyes Wide Open (2015), EVOLution (2016), Singular: Act I (2018) et Singular: Act II (2019) – avec peu de succès commercial. Elle a percé en 2021 en signant avec Island Records et en proposant «Skin», sa première entrée au palmarès Hot 100. Les rumeurs veulent que cette chanson ait été sa réponse à «drivers license» de Rodrigo, qui traiterait de la relation entre Carpenter et l’ex de Rodrigo, Joshua Bassett. Paru en 2022, son cinquième album studio, Emails I Can’t Send, comprend notamment les succès «Nonsense» et «Feather». Mais c’est en 2023 que Carpenter est devenue une étoile internationale.

La sortie de son album Short n’ Sweet en aout 2024 est attendue avec impatience depuis le triomphe planétaire de ses simples «Espresso» et «Please Please Please». Les deux titres ont dominé le classem*nt Global 200 de Billboard, et «Please Please Please» a été son premier numéro un au Hot 100. Les paroles virales «That’s that me, espresso» et «I’m working late, ’cause I’m a singer» ont inspiré une hystérique vague de mèmes qui a laissé tout le monde pantois (y compris son nouveau chéri, l’acteur Barry Keoghan). Pour les non-initiés, elle peut avoir l’air d’une idole instantanée du superficiel monde de la pop, mais Carpenter est depuis longtemps une autrice douée avec un historique de prestations live à couper le souffle (allez voir sa reprise de «Good Luck, Babe!» si ce n’est pas déjà fait). «Elle y est depuis toujours, étant une enfant vedette, alors elle sait bien ce qu’elle veut communiquer et elle a développé son style, qui est amusant et un peu sensuel», dit son styliste Ron Hartleben, avec qui elle travaille depuis quelques années maintenant. «Elle a charmé tout le monde avec ses clins d’œil futés et son humour autodérisoire. Elle sait ce qu’elle fait.»

Faisant écho à la trajectoire de Charli XCX, Tinashe Jorgensen Kachingwe, connue simplement sous le nom Tinashe, a passé plus de dix ans à créer un son qui confond les genres. Enfant, elle a d’abord été actrice dans The Polar Express et Two and a Half Men avant de passer à la musique avec le groupe The Stunners, qui a assuré la première partie de la tournée de Justin Bieber en 2010. En 2014, son premier album Aquarius, sur lequel figure le succès «2 On», l’a propulsée au rang de star émergente. Ses albums suivants, Nightride et Joyride, ont mis en valeur sa polyvalence et sa croissance en tant qu’artiste, malgré des délais et des conflits d’ordre créatif avec sa maison de disques. En 2019, elle a lancé indépendamment l’album acclamé par la critique Songs for You (ce qui a donné raison à ses fans, qui estimaient depuis longtemps que sa maison de disques l’avait négligée).

À présent, Tinashe connait une gloire renouvelée avec «Nasty», la chanson virale qu’elle a lancée le jour de sa prestation à Coachella et qui sert de premier simple pour son septième album, Quantum Baby. Avec ses sonorités accrocheuses et ses paroles provocantes, «Nasty» a envahi TikTok, laissant présager que Tinashe pourrait bientôt passer du statut d’artiste culte à celui de mégastar. Par ailleurs, ses réactions aux vidéos de ses fans, y compris une rencontre à la fois hilarante et atrocement inconfortable avec le créateur d’embuscades à capella Harry Daniels, montrent qu’elle est tout à fait en phase avec le manque de sérieux de la jeunesse d’aujourd’hui.

Bien qu’il soit crucial de souligner les projets innovants dans lesquels les artistes établies ont récemment mis leur cœur à nu – pensons aux œuvres profondément personnelles de Beyoncé, comme son album hom*onyme et Lemonade, ou encore au révélateur CTRL de SZA – le paysage de la pop est en constante évolution. Dans les mots du DJ Louie XIV, expert de la pop et animateur du balado Pop Pantheon: «Avant l’époque de l’internet, les vedettes les plus connues, des figures de la virtuosité et de l’intouchabilité telles que Britney Spears, Mariah Carey et Lady Gaga, étaient très prisées et ne cherchaient qu’à nous époustoufler. Aujourd’hui, la multiplication des médias sociaux qui ont démocratisé nos vies sociales au cours des 15 dernières années fait en sorte que les gens recherchent l’authenticité et veulent que les stars incarnent leur propre éthique, leur propre esthétique et leur propre contenu, explique-t-il. Les artistes qui ont précédemment attiré le grand public avec la formule pop classique, que l’on ne voit plus très souvent de nos jours en dehors de Taylor Swift, tentent de revenir à l’avant-scène, mais semblent incapables de trouver leur place, que ce soit d’un point de vue visuel ou commercial.»

La nouvelle génération de princesses de la pop l’a compris: le public d’aujourd’hui a besoin de se reconnaitre. Charli, Chappell, Sabrina et Tinashe ne font pas que proposer des chansons à succès: elles se livrent à l’état brut, sans filtre, et établissent des liens authentiques avec leurs fans. Si les stars à l’image ultra soignée perdent de leur attrait, ces artistes prouvent qu’être une chanteuse populaire ne se résume plus qu’à l’apparence – il faut être vraie pour réussir à l’époque actuelle. Alors que de nombreux journalistes vivent dans une bulle, écartant rapidement les tendances une fois qu’elles atteignent le courant dominant, il ne faut pas oublier qu’elles ne s’adressent pas à nous, mais bien aux masses. Alors, je vous en prie, continuez de savourer votre été Brat si le cœur vous en dit.